28 mars 2024

Souveraineté alimentaire en temps de crise économique السيادة الغذائية في وقت الأزمة الصحية و الإقتصادية

La crise économique et sanitaire nous interpelle sur des sujets qui relèvent des objets mêmes poursuivis par l’association Torba, et parmi lesquels la réalisation d’une alimentation saine et durable et d’un modèle de croissance agricole qui préserve durablement nos ressources naturelles.

Il est clair que les liens entre la mortalité due au coronavirus et les maladies chroniques (obésité, maladies cardiovasculaires, diabète de type 2) sont de plus en plus évidents, notamment l’obésité.
De très nombreuses études soulignent également que les dégradations de l’environnement résultent de techniques de production intensives ayant recours à un usage non raisonné de produits chimiques et de pesticides sans compter la déforestation et la dégradation accélérée des sols. Le modèle technique dominant adopté à la fois par les politiques publiques mais aussi largement vulgarisé dans les systèmes de formation agronomique ont conduit à une perte de la biodiversité et une perte des habitas naturels favorables à la prolifération d’agents pathogènes de moins en moins contrôlés par les hommes. Ajoutons à cela les effets des changements climatiques en cours qui n’arrangeront rien les processus en cours.
Notre pays n’échappe pas à la règle, et nous avions dans une étude sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle en 2018 décrit, statistiques à l’appui, le fait que si l’Algérie a accompli des progrès en termes quantitatifs, les populations mangent mal (avec une part excessive de sucres et des corps gras et non pas de viandes comme c’est le cas dans les pays développés). De très nombreuses pathologies sont en rapport avec ce modèle de consommation. Si les déterminants de ce modèle de consommation (en partie la conséquence d’importations procurant une ration alimentaire bon marché) ont été préjudiciables à la balance commerciale agricole du pays, le modèle technique de référence ayant recours aux engrais, semences importés et pesticides affectent gravement les termes de la souveraineté alimentaire du pays. Si nous poursuivons dans cette voie, le risque de perte totale de la souveraineté alimentaire (c’est-à-dire notre capacité à définir et à mettre en oeuvre nous mêmes nos politiques alimentaires) s’accentuera.
Je rappelle, et j’insiste sur le fait, que le modèle technique de référence, s’appuie sur la promotion d’une agriculture de type entrepreneuriale, conduite par des investisseurs agricoles -ou non agricoles-. L’on fait souvent appel de plus en plus au capital et non pas au travail mobilisé par des centaines de milliers de petites exploitations familiales dont la vocation première est la sécurité alimentaire de leurs familles, de leurs territoires (douars et communes), l’approvisionnement des souks locaux et régionaux, la conservation de leur autonomie -via l’entretien de leurs patrimoines génétiques animal ou végétal-, la connaissance de leurs terroirs et de pratiques techniques ingénieuses répliquées avec plus ou moins de bonheur dans le but de reproduire la fertilité des sols. Nos ancêtres nous ont légué des systèmes agricoles relativement durables en dépit des dégâts causés par la colonisation française et des contraintes de toute sorte auxquelles ils ont été confrontés: regardons donc avec humilité mais aussi sans nostalgie ou archaïsme (auquel on identifie souvent les partisans de l’agroécologie) cet héritage, et appelons les pouvoirs publics à transformer leurs visions…Les agronomes (tout au moins ceux qui dirigent le ministère de l’Agriculture) véhiculent des savoirs techniques produits ailleurs et correspondant à un modèle capitaliste intensif qui est de plus en plus remis en question…De nouvelles visions techniques, de nouvelles révolutions techniques agricoles sont en maturation, plus adaptées aux défis du futur. La promotion de l’agroécologie va de pair avec la mobilisation du travail familial, familles agricoles de plus en plus instruites et de plus en plus ouvertes au progrès dans les campagnes comme le démontre la dernière « Etude sur la petite agriculture familiale en Algérie » produite en juillet 2019 par l’INRA et financé par la FAO)…
Le même travers est commis par le ministre du Commerce. En effet, lors d’un entretien accordé par le SG du Commerce à la chaîne 3: celui-ci nous informe d’un plan d’aménagement du système commercial visant à encourager là aussi les investissements privés dans le secteur de la grande distribution, plan considéré comme prioritaire. Le schéma d’implantation vise à la création de 3 à 4 supermarchés/wilaya et de centrales d’achat dans toutes ces wilayas. Ce plan, en contradiction totale avec l’objectif qui est de favoriser les circuits couts, le commerce de proximité m’amène à faire les commentaires suivants:
J’exprime de fortes réserves car, outre le fait qu’il faudra prévoir des prélèvements d’assiettes foncières (à la fois pour les surfaces commerciales mais aussi les parkings) conséquentes, et ceci au détriment des terres agricoles certainement, il convient de rappeler qu’il existe dans le pays un réseau assez serré de marchés de fruits et légumes, d’épiceries, de supérettes, de drogueries, de détaillants de fruits et légumes frais, de boucheries, de boutiques de prêt à porter ou de marchands de chaussures…Pas un quartier d’Alger, d’Oran, de Annaba, de Constantine, de Sétif ou de Tizi-Ouzou qui ne soit pas desservi…Pas un village ou une petite agglomération rurale qui n’ait pas non plus ses souks où les producteurs peuvent écouler et vendre directement leurs productions. Je ne parle pas des petits revendeurs qui sillonnent avec leurs camionnettes ou leurs charrettes les quartiers et cités plus faiblement dotés et ceux notamment des cités nouvelles crées dans le cadre des nouveaux programmes de logements. Le ministère ajoute l’argument que ce modèle de la grande distribution contribuera (je ne vois pas comment?) d’une part, à lutter contre le commerce informel, et d’autre part, à rattraper notre retard pris par rapport au Maroc ou à la Tunisie! Quand on sait que le Maroc (qui dispose de quatre grandes enseignes (Morjane, Carrefour, et la firme turque BIM) tout comme la Tunisie (Nahda-Tunisie, Carrefour, Monoprix, Géant) sont des modèles qui reposent sur des firmes qui importent massivement des produits. Est-ce réaliste dans un contexte de crise économique d’adopter un modèle qui accordera encore des licences d’importation de produits qui entreront en concurrence avec la production nationale!)..A quoi bon se lancer dans une telle aventure économique alors que le modèle de la grande distribution dans les pays du Nord perd de sa pertinence aujourd’hui au profit des commerces de proximité, d’AMAP (circuits courts) pour des raisons qui tiennent aussi à des raisons écologiques (trajet domicile-centre commercial) et sociales (éviction du petit commerce, exclusion de ménages non dotés de véhicule…). En outre, pourquoi donc encourager un modèle coûteux en termes d’emploi (éviction des petits commerçants), et de dépenses énergétique, modèle qui encourage un modèle de consommation ou le superflu l’emporte sur le nécessaire, remis en question par ces temps de crise dans les sociétés développées. Le dernier épisode de la crise de la semoule (au delà du fait que les ménages ont constitué des stocks de sécurité y compris en prévision du ramadan) montre bien que c’est en desservant les petits commerçants que l’on évitait les pénuries et les chaines…La priorité est dans le commerce de proximité, dans l’organisation de circuits courts, proche des consommateurs. Il est dans la promotion des signes de qualité et la maîtrise par les producteurs de la valeur ajoutée produite en les aidant à mieux s’organiser.
Le capitalisme moderne détruit comme on le sait progressivement, ce que ce grand auteur de la Méditerranée Braudel appelait son « rez-de-chaussée », c’est-à-dire ces centaines de milliers de petits producteurs, ces milliers de petits commerces de proximité, d’ateliers de fabrication, de TPE, de petites exploitations agricoles productives…qui en amont ou en aval irriguent et entretiennent, ce qu’il convient d’appeler la vraie économie de marché…L’on se rend bien compte que les monopoles des multinationales ont leurs limites et qu’ils sont inaptes à s’adapter en ces temps de crise. Les décideurs « oublient » de voir les tendances actuelles en Europe: un retour à des circuits plus courts, recherche de proximité avec les petits producteurs, signalisation de la qualité, développement du locavorisme, etc.Ce sont les circuits courts, les relations directes avec les producteurs marchands qui sont à privilégier, circuits que l’association Torba connait bien.
Cette crise que nous vivons nous invite à changer de posture, à compter plus sur nous mêmes, à progresser en mobilisant les acquis de la science, les progrès techniques, le travail humain afin d’améliorer à la fois les performances de notre économie agricole, de notre commerce, et de procéder à une révision de ce modèle économique (présent dans les têtes des décideurs) qui détruit à la fois le travail des hommes et des femmes, affecte notre souveraineté alimentaire, nos ressources économiques, dégrade notre santé et notre environnement.
Omar Bessaoud

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